Depuis la pandémie et toute la période incertaine qui a suivi, la façon dont nous nous lions les uns aux autres est encore plus modifiée par le quasi tout numérique. Le besoin de communiquer virtuellement n’a jamais été aussi grand, que ce soit pour un usage personnel ou professionnel. Face à la déferlante de messages reçus et partagés sans limites, certains gardent une distance, voire disparaissent, en espérant que le moins de notifications ne viennent bousculer leur tranquillité. D’autres ont vu leurs angoisses du relâchement surgir alors même que pour d’autres encore, ce fut l’occasion de fuir toute actualité oppressante ou de laisser place à un total lâcher prise.
Bienvenue dans cette ère de comportements troubles, exacerbés par nos usages des réseaux sociaux, et définis par un ensemble d’acronymes anglais à forte résonance en O.
FOMO (Fear Of Missing Out)
Covid et distanciation sociale obligent, le recours aux réseaux sociaux a connu une forte hausse en 2020 ( 53,6 % de la population mondiale les ont utilisé, chacun y a consacré en moyenne 2 h 25 par jour et WhatsApp a franchi le cap symbolique des 2 milliards d’utilisateurs à travers la planète). L’appétit pour l’information s’est consolidé, le besoin de savoir et de maîtriser les composantes de la pandémie ayant déclenché de nouveaux comportements numériques. Cette envie de venir à bout du virus est d’autant plus forte que les formes qu’il a prises ont varié. Les canaux d’information nous intimant le devoir de savoir, même débordés, nous étions prêts à répondre aux notifications qui tombent. Les suggestions de lectures viennent de sources variées. Elles suscitent notre intérêt car en rater une nous exposerait au risque de rester dans l’ignorance. Du moins c’est ce que l’on croit.
Téléphone à la main, ordinateur allumé, connectés à plusieurs réseaux sociaux, nombreux ont rejoint sans trop le vouloir, la catégorie de FOMO (Fear Of Missing Out) . La peur de perdre le fil d’une conversation, de passer à côté de l’événement capital qui changerait votre vie est une des raisons. Alors pour propager la bonne conduite, nous partageons ou relayons de manière frénétique ce qu’il nous semble urgent de savoir. Nous devenons (du moins en apparence) des experts en gestion de l’information, avec l’espoir de recevoir en retour des nouvelles positives rassurantes ou pour mieux se protéger.
Bien entendu, la situation d’absence de vie sociale physique était propice à cet échange. L’impossibilité de partir renforce l’impression de passer à côté de choses ou événements primordiaux. Ce besoin d’être en contact physique s’est vu proposé comme alternative la réception de flux d’informations ou de notifications, provoquant parfois une forte envie de déserter les seuls lieux d’échanges offerts en virtuel.
JOMO (Joy Of Missing Out) / ROMO (Relief Of Missing Out)
Pour ceux-là qui se sont extraits des champs de l’abondance d’information, nul besoin de se jeter sur les réseaux sociaux pour être au courant des dernières tendances pour combler un manque ou par peur de la solitude. Bien au contraire, ils y ont vu le moyen de se recentrer sur l’essentiel. Ils ne veulent pour rien au monde se complaire dans les facilités mises à disposition par des outils qui peuvent mettre en péril la réalité de ce qui nous entoure et enrichit. Car ils en sont conscients, les réseaux sociaux peuvent n’être qu’un endroit précaire ou s’exposent vie et humeur. Leur attitude de mettre en sourdine des discussions de groupes, ou de ne pas vouloir être au courant d’une publication devient un acte assumé de détachement. Car pour le JOMO (Joy Of Missing Out), la vie sociale réelle est ailleurs que sur les réseaux sociaux. Est JOMO celui qui tient à distance les notifications envahissantes. Celui qui laisse place au temps long où rien de numérique ne viendra perturber sa quiétude. Celui du loisir de faire de longues phrases, de se poser pour parler de soi, d’écouter les autres, dire vrai. Faire peu de choses, mais les faire en profondeur, cesser de papillonner.
Dans une ligne similaire se trouve le ROMO (Relief Of Missing Out). L’idée ici est de fuir toute actualité ou information. Il y a un réel soulagement de ne pas être informé. Pour cela, toute une stratégie d’évitement est mise en place pour ne pas être en contact avec des nouvelles anxiogènes . Il faut dire que les contextes d’instabilité politique, sanitaire, écologique, sécuritaire ne suscitent pas un optimisme qui pousserait à vouloir savoir à tout prix. Les actualités qui sont diffusées sont aussi dramatiques les unes que les autres et faire la politique de l’autruche peut servir de remède pour sa santé. D’ailleurs , il n’est pas étonnant qu’en 2022, la part des personnes avides d’informations a baissé comparé à 2017, selon le Reuters Institute Digital News Report 2022.
Ainsi, ces moyens d’exercer un droit de retrait du monde virtuel ou informationnel sont source de recentrage sur soi en vue d’atteindre un bien-être, loin des notifications qui sonnent comme une injonction à répondre ou à être dans la réalité. Pourtant, le non-désir de participer activement à cette vie sociale numérique peut également amputer de la capacité à être à l’écoute de quelqu’un dans un groupe qui éprouve le besoin qu’on lui réserve toute notre attention.
Pousser donc plus loin l’attitude JOMO ou ROMO, c’est risquer de verser dans une autre un peu moins valorisante, celle du Ghosting, ou l’art de faire le mort!
GHOSTING
On a tous déjà été témoin d’une personne qui se met rapidement hors ligne dès que l’on commence à vouloir lui écrire. Pire, d’un individu qui disparaît définitivement de la conversation (qui se convertit de fait en monologue) , laissant en plan le dernier message envoyé. Il nous a Ghosté !
GHOSTING : comme il est explicité ici, « avec les nouvelles technologies, nous nous sommes habitués à nous débarrasser des gens simplement en ne répondant pas. Cela commence par les adolescents, qui grandissent avec l’idée qu’ils peuvent envoyer à quelqu’un un SMS et ne rien recevoir en réponse » . Selon Sherry Turkle « cela a de graves conséquences, parce que lorsque nous sommes traités comme des personnes qui méritent d’être ignorées, nous commençons à penser que c’est bien et nous nous comportons comme des gens qui ne doivent pas avoir de sentiments... en traitant les autres comme des gens qui n’ont aucun sentiment, l’empathie commence à disparaître. »
On n’a pas eu besoin du numérique pour disparaître de la circulation du jour au lendemain. En France chaque année plusieurs milliers de personnes disparaissent de manière volontaire, laissant tout leur entourage dans un profond désarroi, submergé d’inquiétude. « Le fantasme de disparaître est très fréquent, constate Charles-Édouard Rengade, psychiatre. Le simple fait de s’imaginer en train de fuir peut nous aider à surmonter des épreuves. Comme nous préserver d’un passage à l’acte agressif, soit à notre encontre, soit envers nos proches. »
Le phénomène du ghosting n’est donc pas nouveau et ne peut se limiter à l’usage des réseaux sociaux. C’est d’ailleurs juste «un nouveau nom pour une vieille lâcheté» décrit par la philosophe Claire Marin dans son ouvrage Rupture (s), paru en mars 2019. Par contre, il est d’autant plus violent, dévastateur qu’il est devenu bien plus rapide à faire de manière virtuelle. Il s’agit d’une rupture radicale subite.
Bien entendu, inonder sa communauté de ce qu’on a aimé, par vidéo, photo ou autres blagues peut vite être étouffant, d’autant que l’envie de partager n’est pas toujours altruiste. Ce n’est pas parce que l’on a la capacité de communiquer sans limites, que nous devons nous rendre disponibles à la discussion tout le temps. Il serait plus simple parfois de dire « désolée, je n’ai pas envie, le temps, le besoin de discuter ..» Mais si on ne se ressent ni l’obligation morale de dire la vérité, par peur de blesser, ni celle de se comporter en toute courtoisie c’est aussi parce qu’on sous-estime la violence psychologique d’un tel acte. Être caché derrière les écrans de nos téléphones semble exonérer de toute une délicatesse dont on pourrait faire preuve. Aussi, un peu lâchement, il arrive de recourir à une autre méthode sans trop se compromettre dans une attitude qu’on pourrait se voir reprocher : la réponse par émoticônes. Ils sont devenus de véritables amortisseurs émotionnels pour qui n’assume pas forcément de bloquer quelqu’un, ou d’écourter une discussion par manque de temps. Place est donc laissée à une sorte de diplomatie numérique dont tout un chacun s’approprie avec plus ou moins d’art : le soft ghosting
SOFT GHOSTING
Parce qu’il est devenu très aisé de communiquer à moindre coût, les sollicitations viennent de toute part. On ne cherche plus spécialement à informer, mais à livrer au plus grand nombre toutes ses revendications, des buzz ou autre actualité qui fait fureur. Le besoin de scroller des fils de vidéos sur TikTok ou Instagram, ou trouver dans les partages de ressentis de véritables exutoires de nos angoisses est devenu très fort. Il est donc difficile de faire fi de ce qu’on reçoit même si l’envie est là. Alors, quoi de mieux que le soft ghosting pour écourter toute conversation ! Ou l’art de faire comme si ce que l’autre a dit vous intéresse mais pas au point de lui accorder le temps d’en discuter. Cela passe souvent par l’usage des émoticônes. Tel un coup fatal asséné, la personne réagit à votre message par un simple « like ». Pas un mot de plus. Pas un commentaire pour argumenter le pourquoi du comment. Le petit pouce devient réponse à tout. « Tu as raison, j’ai vu le message, j’adhère, continue comme ça, ne lâche rien, tu es trop fort… ». Il clôt le débat. En fait, objectivement, on ne vous claque pas la porte au nez car il y a la délicatesse de se manifester sur votre message. Mais dans les faits, on limite quand même la poursuite de la discussion. La manœuvre est finement menée.
L’usage du soft ghosting peut paraître anodin pour bon nombre de gens qui ne voient dans cela que le simple recours à un outil pour gagner du temps dont on manque réellement. Il n’est pas toujours un acte de déni de l’autre. Et si cette diplomatie du pouce n’est pas maniée à bon escient, cela peut rester blessant, parce que personne n’aime être ignoré. Là encore, la faute aux réseaux sociaux qui peuvent renforcer autant que fragiliser toute estime de soi.
DOSO (Dread of Slacking Off) et JOLGO (Joy Of Letting Go)
Cette envie d’être reconnu coïncide avec la recherche permanente de l’obtention de soi. Elle a plongé des gens dans le désarroi pendant les confinements où avaient disparu les espaces extérieurs pour s’exercer et montrer ses performances sur les réseaux sociaux. Entre donc en scène le DOSO. C’est-à-dire est le fait de ressentir l’effroi devant la perspective de se relâcher. Il n’était plus possible de poster les exploits réalisés, aux sommets d’une montagne ou à l’autre bout d’un pays lointain. Le confinement a empêché d’exercer les activités d’endurance ou de dépassement physique qui pouvaient restituer chez certains, grâces aux réactions virtuelles recueillies, une bonne image d’eux-mêmes. Cette injonction du dépassement qu’on s’auto-inflige met en lumière une peur du relâchement due à l’incapacité de se surpasser. La quarantaine a forcé à la solitude et fait augmenter les taux de mélancolie et d’anxiété.
A contrario, cette peur du relâchement s’étiole complètement chez les JOLGO. Comprendre dans ce sigle la « joie de lâcher prise ». Comme évoqué plus haut, ce confinement a été l’occasion pour certains de revendiquer un recentrage sur les choses essentielles. Cette attitude invite à se délester du superflu, à sortir de l’isolement plus léger en se concentrant sur ce qui est vraiment important.
Nous avons tous remarqué l’apparition sur les écrans des personnalités publiques en mode « nature » chez elles, dans leurs cuisines, des journalistes moins maquillés prendre l’antenne, et pas coiffés… Nous avons été stupéfaits de découvrir à quoi certains ressemblent vraiment, sans fard. En télétravail par Visio, certains se sont affranchis des normes sociales. Exit le maquillage, bye bye les talons haut perchés pour les femmes. Place à l’envie de se détendre, de profiter en bon hédoniste de cette opportunité pour être, face ou derrière les écrans, tel que l’on est, loin des carcans du paraître. La reconversion en JOLGO a pris un temps…
Tout compte fait, cette période post confinement aura mis en lumière bien de mal-être. Les conséquences ont été assez grandes, surtout chez des adolescents qui ont vu leur taux d’angoisse augmenter même si les écrans ont aussi été salvateurs.
Les phénomènes évoqués dans cet article n’étaient pas nouveaux. ils se sont juste rendus plus visibles avec le recours massif aux réseaux sociaux. Les fins observateurs de la société déterminent déjà des comportements nocifs liés aux nouvelles habitudes adoptées.
D’autres champs d’exploration restent. Détox digitale, dysmorphophobie, body positive ou autres notions comme booktok regorgent aussi d’O!
Vilédé GNANVO