Le savez-vous ? La part de marché que représente le street art en France se situe autour de 100 millions d’euros [1] et [2]. Un chiffre qui ferait bien des envieux dans d’autres secteurs de l’économie française.

Avant de m’intéresser à cet art, j’étais loin de me douter de tout ce que cela recouvrait comme variétés, spécificités et richesses, même si j’y ai tout de suite décelé l’importance qu’avait la notion de partage.
Je ne soupçonnais pas le monde qui sépare l’artiste qui crée son œuvre spontanément dans un espace urbain, de celui qui dépose son art sur un mur à l’extérieur. J’ignorais tout du bombing, stencilart, throw-up, distorsion, sprayart, fresques, vandalisme … Ma connaissance se limitait à trois termes génériques : graffiti, tag et street art.

Depuis, j’ai fait du chemin, et j’ai même été surprise de constater que beaucoup d’artistes voulaient se distancier de l’appellation « street art ». Comme si cela avait une connotation trop propre, trop marketing, trop « fourre-tout », trop à la portée du premier venu…

La beauté réside dans les yeux de celui qui regarde.

Etant ce genre de premier venu, je n’ai pu faire l’impasse sur quelques questionnements.

  • Comment s’autoriser à juger l’art urbain alors qu’on n’a pas de background culturel du secteur?
  • En même temps, comment ne pas se sentir légitime à porter une appréciation sur une œuvre qu’on reçoit en pleine face sans l’avoir recherchée, parfois complètement à l’improviste au détour d’une ruelle, sur une façade d’immeuble ou à même le sol ?

Je n’ai pas encore de réponse à ces questions. Pour l’instant, je saisis par l’image des œuvres qui me plaisent et je les appose sur un mur virtuel , reflet de ce qui est jugé par mon regard comme étant esthétique. Peut-être est-ce une manière de reprendre du pouvoir sur le fait que justement cet art nous est parfois imposé malgré nous.

Je vois bien le problème qui s’est posé à certains, confrontés au mur affichant un pénis géant peint par l’artiste Bonom en Belgique. Face aux plaintes, la justice a tranché et plutôt que de s’embourber dans des débats incessants sur la liberté de création, elle a astucieusement argumenté du danger auquel pourraient être soumis les employés pour effacer l’œuvre perchée dans un recoin d’un mur sur les toits.

A ce débat, la France n’échappe pas et renvoie à son texte sur la loi de création. A côté de la liberté d’expression qui fait appel au discours d’opinion, il y a la liberté de création à laquelle personne n’a le droit d’entraver. Le législateur reste garant de cette liberté de chacun de créer même si pour certains, l’inspiration ou la conception de l’art réside dans la dégradation voire le vandalisme.

Et quand ce qui impulse l’artiste c’est l’adrénaline et la pression, l’illégalité devient une partie intégrante de son acte de créer. Alors dans ce cas de figure, pour lui, le droit ne se demande pas, il se prend . « Dès que le graffiti demande la permission, il se formate » [3]

Anamorphose du Collectif “Quiet Curious Guys” - L'Anamorphose Project 2017 - ©No Fake In My News

L’œuvre illégale n’est pas pour autant sans propriété. Son auteur demeure titulaire au regard du droit même si dans la pratique, la transformation numérique et l’explosion de l’usage des réseaux sociaux fragilisent quelque peu cette propriété intellectuelle.

L’artiste est embarqué dans la galère de son temps : Internet et les réseaux sociaux

Internet telle une vague entraîne tout le monde dans son élan, propulsant certains bien au-delà des frontières imaginées tout en réduisant d’autres à néant. Avec le numérique tout se décloisonne de plus en plus. Aujourd’hui, tout le monde a accès à toutes formes d’art. Il n’y a plus automatiquement de public cible pour chaque catégorie. Du coup, le problème de la compréhension de ce que veut dire l’artiste urbain peut se poser car inévitablement, les nouvelles technologies ont une grande influence sur sa pratique.

D’une part, l’interface numérique est une opportunité car elle permet de documenter les coulisses de la création des œuvres. Plus que jamais le souci de partage reprend le dessus. Internet a donc été le moyen pour les artistes de s’ouvrir sur d’autres terrains en plus du mural. Le net art s’est développé. Des artistes comme Benjamin Goulon revendiquent totalement leur appropriation de cet univers numérique comme espace de créativité et d’exploration technologique. Le net c’est aussi le lieu où l’artiste se définit lui-même, indexe son œuvre et se classe lui-même dans une sous-catégorie. Il n’a pas forcément besoin d’interlocuteur pour expliquer son art : juste une bonne catégorisation et des milliers de gens peuvent accéder à son univers.

D’un autre coté, certains artistes au contraire se sentent dépossédés de leur œuvre, voire trahis par la catégorisation dans laquelle ils sont mis. Un graffeur historique n’a pas spécialement envie de voir son œuvre hashtagué « street art » sur Instagram par un néophyte qui ne connait rien aux spécificités de sa pratique de création. Les réseaux sociaux dans ce sens ne servent pas toujours la culture de l’art urbain car comme partout ailleurs, c’est la course au plus grand nombre de followers. Certains algorithmes vont renforcer ou aliéner un artiste.

Enfin pour d’autres, il s’agit de savoir comment conserver et archiver des œuvres quand elles sont le fait d’anonymes ou issues du vandalisme. Grace à la géolocalisation, on observe à quel point le graffiti est une culture interactive car il se crée, se détruit, se fait recouvrir, se redétruit. Sa valeur intrinsèque réside dans son coté fugace. Mais cette nécessité d’archiver et de pérenniser ne va pas sans l’institutionnalisation d’un art qui depuis était éphémère et clandestin.

Du vandalisme au vendu

Street art - Photo issue de @urbanartfan

Le street art connait un véritable essor depuis plusieurs années. Désormais le marché de l’art contemporain le reconnait et l’intègre totalement. Les maisons de vente ( Pescheteau Badin ou Artcurial ) participent à son anoblissement en mettant à l’honneur les œuvres de ses artistes [4]. Vendues aux enchères, des créations artistiques qui en sont issues se permettent même le luxe de détrôner des œuvres sur le marché de l’art contemporain. Des galeries spécialisées se multiplient et en font un commerce pour promouvoir les artistes qu’ils suivent.

Cette expansion de l’art urbain va bien au-delà du simple univers des galeries. Un MBA special steet art a été créé en 2016. Paris vient d’ouvrir son premier musée dédié (Art 42 ) à l’intérieur de la novatrice Ecole 42. L’artiste ZEVS était récemment exposé au Château de Vincennes et a conçu sa création décalée tout autour de l’univers prestigieux d’un tel lieu.

Des centres commerciaux font des appels à projet pour dynamiser leurs espaces grâce à la création. Des efforts sont faits par des associations pour essayer de sédentariser des artistes autour de rendez-vous ponctuels ou de « murs » . En 2016 sur l’ensemble du territoire, 43 projets ont bénéficié d’une aide du Ministère de la Culture dans le cadre de l’appel à projets pour réalisation d’oeuvres de « street art » [5]. Des parcours sont créés , ainsi que des visites « street art » effectuées comme une sortie culturelle.

L’art urbain devient « vendeur ». Nombreuses sont les villes qui de nos jours le mettent en exergue comme argument touristique en pleine émergence. Tout le 13ème arrondissement parisien voit ses énormes façades recouvertes de fresques plus belles les unes que les autres. Les municipalités dans leur effort pour comprendre ce qu’il se passe mènent des politiques culturelles où le street art s’inscrit dans le budget de la culture ou celui du tourisme.

Pour arriver à cette démocratisation, il a fallu que les artistes eux mêmes s’adaptent à la nouvelle demande du public, qu’ils se professionnalisent en terme de marketing. Les plus connus collaborent avec les grandes marques. Non sans que cela fasse grincer des dents ceux qui estiment qu’on est loin de l’esprit vandal et que toute légitimité de se revendiquer street artiste s’en trouve réduite.

Hybridation Business / Street art

YES de ZEVS - Expo ZEVS Noir Eclair 2017- ©No Fake In My News

Désormais, l’artiste embrasse plus facilement des projets dont l’essence est la rencontre d’univers créatifs et marketing. Les marques n’hésitent plus à se servir du street art pour communiquer. Elles le voient comme un business rentable et hyper tendance. Pour le lancement de sa surface 3, Microsoft a fait appel à un street artiste de renom qui a géré un projet en collaboration avec d’autres artistes . « Intitulé “Designed on Surface”, le nouveau programme de Microsoft a été mis sous l’égide de Jasper Wong. A la tête d’une équipe de 17 artistes, le graphiste américain a mené une campagne qui consiste à réaliser des peintures murales à l’aide des nouvelles tablettes PC de la gamme Surface » [6].

Il faut dire que l’expansion du street art va de pair avec la résurgence du guerrilla marketing. Une réelle interaction se crée . La rue devient un espace plébiscité et adapté à la promotion ponctuelle d’un événement ou du lancement d’un produit. Même si le guérilla marketing n’est pas nouveau, il a connu ces dernières années un plus grand boom car les réseaux sociaux et l’information zapping permettent un relais bien plus adapté au message à faire passer. Tous ces acteurs veulent ainsi toucher directement le consommateur car les imbrications entre le numérique et le réel sont de plus en plus ténues [7].

Le street art prend pleinement sa place dans cette économie collaborative en quête de spontanéité, de vérité et de joie. Les mécènes commencent à s’y intéresser autrement que par le prisme du regard condescendant que pose le bourgeois sur le « tagueur des quartiers ». La rue culturelle n’a pas dit son dernier mot. L’art n’a pas de frontières.

Pour conclure, en aparté…

Artiste Jessy Monlouis Doudoustyle en plein travail au Lab 14 - ©No Fake In My News

Aujourd’hui, c’est le vernissage des installations au Lab14 , espace éphémère à Paris dédié au street art. La néophyte que je suis y a déjà fait un petit tour et n’a pas été déçue par l’esprit de partage tant revendiqué par les créateurs. J’y ai rencontré Doudoustyle , Photograffée et FKDL . Ils m’ont accordé du temps en plein travail, expliqué leur art. C’était un moment privilégié car je réalise que malgré leur talent, ils ne se perchent pas tout en haut en tant qu’artiste bobo . Ils sont fidèles à l’idée de partage.

C’est peut être cette singularité qui fera que cet art sera toujours riche tout en restant profondément humain malgré les tentatives de récupération de part et d’autre.

P.S : Pour vous donner une idée de ce que vous verrez au Lab 14, munie de votre appareil photo, voici la même œuvre de Marko-93.

Oeuvre de Marko-93 visible au Lab 14 - ©No Fake In My News

Vilédé GNANVO

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